retour à la chronologie

Initiation à une histoire intellectuelle et politique du sionisme.
Georges BENSOUSSAN


 

Rarement mouvement national aura à ce point été décrié, rarement courant intellectuel aura à ce point été déformé. C’est dire combien le sionisme, transformé en ce début de siècle en un enjeu idéologique de première importance, doit redevenir un sujet d’histoire à appréhender avec les outils de l’historien. En commençant par tenter de se départir des mythes, nombreux, qui ont progressivement sédimenté, en premier lieu celui qui veut voir dans le sionisme le fruit du seul antisémitisme, en second lieu celui qui considère l’Etat d’Israël comme la conséquence ultime (et heureuse) de la Shoah.

Pour être partagée, une erreur n’en devient pas pour autant une vérité. Loin d’être consubstantiellement lié à l’antisémitisme, ou à la seule personne de Theodor Herzl, il s’agira de montrer comment le sionisme, né en Europe orientale vers le milieu du XIX° siècle, longtemps avant que Herzl ne publie L’Etat des Juifs (1896), fut l’une des formes du nationalisme juif. Comme le monde chrétien d’Europe, le monde juif traditionnel est alors confronté à la crise de la foi. Tiraillée entre une orthodoxie en perte de vitesse et la tentation de l’assimilation, conséquence inévitable du mouvement d’émancipation des Juifs initié par la France révolutionnaire, l’identité juive impose d’être redéfinie. Le monde juif d’Europe orientale qui rassemble alors plus de 80 % des Juifs du monde n’est pas un isolat, pas plus que les mondes juifs d’Orient au cœur desquels l’Alliance Israélite universelle met en place un remarquable réseau scolaire dans la foulée des Lumières. Ils sont solidaires du mouvement nationalitaire qui traverse l’Europe (le « printemps des peuples » de 1848 en général et le Risorgimento italien en particulier), de la renaissance culturelle et romantique des nations (Herder) prise dans la foulée de la Révolution française. Le monde juif d’Europe orientale est alors le théâtre d’une reviviscence culturelle autour de l’hébreu.

Cette langue liturgique, jamais morte en dépit de la légende, connaît une mutation considérable vers 1850-1860 en devenant langue littéraire (Abraham Mapou) et journalistique (Peretz Smolenskin). A l’origine de cette évolution, une mince couche d’hommes et de femmes, les maskilim (de Haskala, les Lumières juives) qui, tout en demeurant le plus souvent attachés à la Torah et à la foi de leurs pères, récusent l’orthodoxie figée du monde rabbinique et des yeshivot, tant celles du monde hassidique que celles du monde des mitnaggedim. Cette révolution culturelle autour de l’hébreu est le premier jalon d’une révolution politique qui donnera naissance au sionisme organisé. Elle entend donner de l’identité juive une définition séculière et nationale quand les piliers de la foi et du dogme chancellent. Né dans le dernier tiers du XIX° siècle, le sionisme est en ce sens un enfant de l’Europe et des Lumières. Inséparable du processus que Marcel Gauchet désigne sous l’expression de « sortie de la religion », il est donc étroitement solidaire de la révolution du sujet. Pour pouvoir advenir, il lui a fallu rompre avec le monde juif traditionnel, et déconnecter l’identité juive de la Torah. Ces prémisses situent le présionisme des Amants de Sion ( Hovevei Zion ou Hibbat Zion des années 1880 à la Grande Guerre), puis le mouvement politique lui-même structuré et organisé à partir du congrès de Bâle (1897). C’est à partir de cette matrice intellectuelle qu’il faut commencer à étudier l’histoire du sionisme. C’est ce que nous efforçons de faire au cours de douze conférences qui retracent la genèse intellectuelle et politique d’un courant d’idées et d’un mouvement qui embrassent l’Europe, les Amériques et les mondes orientaux et cristallisent dans l’édification d’un Foyer national juif en Eretz Israël entre 1882 et 1947